Munie de la froide sensualité du latex, du caoutchouc, de la cire, Anne Liebhaberg, à travers (mais pas seulement) ses récentes « Petite Filles », crée un monde d’une sensibilité féminine particulière. Entrelacs organiques, seconde carapace sous forme d’écorce ou d’abri de fortune, peau organisée en bandelettes jouent un étrange « opéra » entre le plein et le vide. Un lieu de rencontre s’instaure sous forme interlope et ambiguë. Présence et absence, plénitude et délié : tout est en place pour un étrange défilé énigmatique qui doit ressembler à ceux de l’inconscient.
La matière reste pour l’artiste belge une manière « de tourner autour du vide » – d’où son attrait premier pour la céramique, aussi clean, lisse que glacée. Surgit par la présence même du concret l’obsession de l’absence, du manque, du vide. Mais à travers elle l’Imaginaire d’Anne Liebhaberg se construit. Il érige et remplit peu à peu l’espace selon des principes particuliers. D’ailleurs, dans l’atelier de Saint Denis La Bruyère l’artiste a mis en exergue une phrase clé d’Anna Harendt : « L’affaire de la pensée consiste à rendre présent ce qui est absent. » Pour la sculptrice approcher le vide comme elle le propose ne revient donc pas toucher au néant. S’approprier le vide n’est pas s’en accommoder, mais tenter à la fois d’en témoigner et de l’inverser. La créatrice devient la messagère de l’indicible.
Accrochées au mur, réfugiées dans des boîtes ou installées dans l’espace de manière fragile toutes les œuvres de l’artiste sont porteuses de ce secret « vidéal ». Elles nous obligent à sortir de notre espace mental pour atteindre leur non-lieu, leur présence-absence. Nœuds intimes, cellules organisées : le plus souvent les formes sont organiques. Certes peu à peu Anne Liebhaberg glisse vers un certain anthropomorphisme (et ses « petites filles » constituent l’enfance de ce nouvel art). Mais jusque-là cependant les œuvres dans leur majorité ont évacué d’une façon ou d’une autre le corps pour le faire glisser vers une étrange terre promise ou un non man’s land voire un abîme – on ne sait pas trop au juste. Une cape par exemple est suspendue de manière particulière : elle est accrochée au vide. Restent des fils perdus qui ondulent. Mais l’habit n’est même plus une enveloppe. Un trou noir à l’intérieur semble vouloir absorber le textile jusqu’à ce qu’il n’y soit plus, comme dans les naines blanches, de matière autour du trou… Mais demeure sans cesse le double mouvement de monstration et d’effacement. Il peut résonner de manière multiple et déborder de l’esthétique dans le champ politique ou social.
Quant à ses « petites Filles » exposées pour la première fois à « La Maison Renaissance de l’Emulation » de Liège, ce sont des figurines regroupées dans la matrice de leurs grottes de caoutchouc et de cire. Sur elles le voile n’est pas vraiment levé. Et un doute subsiste quant à leur entité : sont-elles séraphiques, sont-elles plus racoleuses ? Elles restent à l ‘état d’énigme et fondent la trace de la terre dans le ciel et du ciel sur la terre comme la plupart des œuvres de l’artiste. Entre la nuit et du jour, elles tissent dans le jeu de leurs propres plis et des « rideaux » qui les dissimulent partiellement au regard le fil qui retient à la vie ou que la vie déroule inexorablement. Noires d’hévéa elles sont à la fois laiteuses et scarifiées de coutures. Leur matière ouvragée distille une étrange densité. Elles captent la lumière autant pour la dévorer que pour la renvoyer. A elles seules ces figurines forment une société autonome et secrète. Elles jouent de leur extraversion et de leur introversion supposées. Elles semblent intelligentes, malignes même.
Pourtant, en les regardant, pas question de les « psychologiser » ! D’où vient alors ce besoin de les identifier et de les personnaliser ? Elles ne demandent rien. Mais peut-être ne sont-elles créées que pour provoquer notre propre angoisse et notre propre vide ? D’où ce recours à l’interprétation. Cela rassure. Cela inquiète aussi. Car ces créatures demeurent comme notre inconscient insaisissable. De fait le terme de « petites filles » ne leur convient pas. C’est un piège nominal tendu par l’artiste. Mais c’est surtout un piège à notre regard. Elles sont moins poupées que soldats. Certes elles n’ont pas besoin d’armes. Mais comme les autres œuvres de l’artiste elles varient. Non pas parce que « souvent femmes varient » (on sait ce que valent les dictons) mais parce qu’au sein de leur communauté inavouable elles sont telluriques qu’aériennes. Elles sont des forces. Elles vont, ondulent, s’opposent, s’apaisent, repartent en se moquant des lois de la physique. Et surtout de leurs voyeurs forcément déçus puisqu’elles avancent masquées, cachées.
De sa fragilité, de sa transparence mais aussi de sa puissance translucide chaque œuvre est autant peau, carapace qu’âme et esprit. Vulnéraire bien plus que simple vestige et jamais « vanité » elle inscrit une archéologie vitale à laquelle il faut se confronter en quittant l’esprit de voyeur pour entrer dans celui de voyance. L’œuvre y pousse. Elle ouvre un vertige face au néant, au trou noir de la vie – ce qui est une manière de l’inverser ou de le transcender. Les fantômes d’Anne Liebhaberg ont donc encore beaucoup à dire de l’indicible et à monter de l’invisible. D’autant que l’artiste sait qu’il n’existe pas d’avènement à l’image sans un sens du rite et d’un certain « sacré ». Elle sait aussi que l’image n’est pas affaire d’âme mais une affaire de peau. En ce sens ses « petites filles » sont des figures de peaurnographie. Elles ouvrent au dévoilement d’un moi-peau en étant images matières avant qu’images de sens. Et c’est là l’essentiel. Les œuvres de l’artiste deviennent de fait des histoires de l’Histoire et de la Vie. Elles concrétisent l’objectif de celle qui les crée et qui devient non seulement – comme nous le disions plus haut – messagère de l’indicible mais aussi de l’invivable.
Jean-Paul Gavard-Perret